Son petit garçon

OU la plus insoutenable des épreuves

C’était un été brûlant, insouciant et joyeux.

Je ne m’attendais pas à avoir des nouvelles de F.

Un message, tel un électrochoc dans le ciel de mon été si limpide. Me ramenant soudain à l’essentiel. Les jambes coupées. Un creux dans le coeur.

La première chose dont je parlerais, pour le décrire,  c’est de sa nonchalance. Dans mes souvenirs, F. était nonchalant. Ni hautain, ni supérieur, ni creux. Juste nonchalant. Profitant de la vie comme elle vient, comme elle passe, comme elle se déploie. C’est un talent.

F. était brillant. Nous ne suivions pas les mêmes cours, je ne me souviens d’ailleurs plus très bien de ce qu’il étudiait, ni comment il s’en sortait mais je me souviens de quelqu’un de curieux, de perspicace, de profond.

F. suivait sa route à lui, qu’importe si c’était celle de tout le monde ou de personne. Je me souviens de son sens à lui de la liberté.

Nous avons vécu à 9, pendant un an, réunis autour d’un projet qui demandait du coeur et qui disait beaucoup de nous. Qui touchait intimement et profondément à l’humain. F., comme tous les autres, aidait les résidents, un soir par semaine, à gravir tous les étages, jusqu’à notre grande pièce commune, préparait à manger, les aidait à boire, les faisait rire et riait de leurs blagues. F., comme tous les autres, voyait chez ces adultes différents du beau et du bon. Et comme tous les autres, F. apportait au projet sa couleur, sa lumière bien à lui. Son humanité.

Quand juin est arrivé, nous nous sommes tous quittés. La vie a bien vite, trop vite fait son oeuvre.

Je n’avais plus eu de nouvelles de F.

Jusqu’à ce vendredi matin de mon été brûlant, insouciant et joyeux.

Assise au soleil. Mes filles juste là. Du thé, des petits pains au chocolat. La cloche, en face,  sonne qu’il est déjà bien tard pour petit-déjeuner. Qu’importe. Sur la table, des crayons de couleur entre les miettes, et des sourires au-dessus des assiettes.

Et mon téléphone qui vibre.

Et ce message qui s’affiche.

Et mon ventre qui se retourne.

Et les images soudain, effroyables, qui se bousculent. Qui se mêlent aux questions. A la stupeur. A l’effroi.

Le vacarme insoutenable d’un accident.

Le chaos.

La détresse d’un père, grièvement blessé, qui tente de se retourner pour voir comment va son petit garçon. Mais qui sombre dans le coma.

Et son petit garçon…

Son petit garçon adoré.

Son petit garçon qui ne survit pas.

Mon coeur s’arrête, un instant fugace. Je regarde mes filles qui colorient. Et je pense à son petit garçon qui n’a pas survécu. A F. qui est dans le coma. A ce putain de destin auquel on ne comprendra donc décidément jamais rien.

Je me sens terriblement impuissante.

Je termine mon thé froid, rassemble les crayons de couleur. Je les serre dans mes bras, toutes les deux, un peu n’importe comment. Je leur dis que je suis très triste, que quelqu’un que j’aime bien a eu un accident très grave.

Je ne peux pas tout leur dire. Je n’en ai pas le courage.

Comment expliquer à des enfants qu’un enfant peut mourir. Qu’on peut mourir même si on est pas très très très vieux, ou très très très malade. En ai-je le droit, déjà ?

Leur dire qu’on peut mourir en quelques secondes, dans un vacarme insoutenable.

A 5 ans.

Nous avons traversé la rue. Nous avons allumé des bougies. Nous avons fermé les yeux.

Et j’ai pensé tellement fort à son petit garçon. A F. qui luttait. A sa femme. A leur autre petit garçon. A cette famille fracassée en quelques secondes. A leur vie qui ne serait plus jamais la même. A leur douleur insoutenable.

J’ai pensé à eux. A lui.

A la vie souvent si belle, si généreuse.

Mais parfois si cruelle.

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2 réflexions sur “Son petit garçon

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